Cyrano – critique

Équilibre idéal pour un fabuleux Cyrano

Les mots de Cyrano en ce haut lieu résonnent. / La mise en scène toute leur verve leur donne. On s’arrêtera ici pour les vers, tant on n’arrive pas à la cheville de ceux d’Edmond Rostand et de l’adaptation signée Bastien Blanchard et Olivier Kessi, à voir jusqu’au 28 janvier à l’espace Vélodrome de Plan-les-Ouates.

Loin des capes et des épées, la Frei Körper Kompanie transpose le propos de Cyrano dans les années 20. Le synopsis, on le connaît : Cyrano aime Roxane, qui aime Christian, tandis que De Guiche la courtise également. Seulement voilà, Cyrano est laid – en cause : son légendaire nez – tandis que Christian n’a pas son talent. Alors, tous deux s’allient pour entretenir une correspondance avec Roxane, jusqu’à ce que Christian apprenne par cœur les mots de Cyrano pour les déclamer à sa dulcinée. Pour ne rien arranger, les deux comparses sont envoyés ensemble à la Guerre, sous les ordres de De Guiche ! Tout cela, alors que Roxane tombe amoureuse des mots plus que de la personne, sans savoir qui se cache derrière eux… Entre joutes verbales, déclarations et manipulations, ce Cyranorésonne encore avec force aujourd’hui !

Une adaptation flamboyante

L’audacieux de choix de Bastien Blanchard et Olivier Kessi tient en trois points : raccourcir le texte, ajouter une grande dimension musicale et transposer l’intrigue dans les années 20, rien que cela ! Et pourtant, tout fonctionne magnifiquement. D’abord, le fait de couper certaines scènes pour ne garder que l’essentiel permet aux vers de Rostand de résonner encore mieux. Les trois grands moments que l’on attendait, à savoir la tirade du nez, la scène du balcon et la mort de Cyrano, forment les piliers de l’intrigue. C’est un immense bonheur d’entendre les mots d’une si magnifique plume être prononcés, qu’on en a les larmes aux yeux. Tout est d’ailleurs fait pour qu’ils sonnent avec la justesse qui leur est due. À cet égard, il faut souligner le magnifique travail de scénographie de Cornélius Spaeter, avec ces trois arches qui nous font voyager d’un cabaret à la rue, du balcon au champ de bataille, en ajoutant à peine quelques artifices. Parmi ceux-ci, il y a les lumières du toujours aussi brillant Marc Heimendinger. Jouant sur la luminosité, la pénombre, l’impression de brouillard, il parvient à créer l’ambiance idéale pour chacune des scènes. Mention spéciale à celle du balcon, où tout semblait parfait. Il nous faut encore, pour être complet, souligner l’excellent travail sur les costumes de Ljubica Markovic, qui nous ramène dans les années folles, tout en nous rappelant – où est-ce moi qui suis trop amateur de cette série ? – un petit côté Peaky Blinders

La musique, composée par Olivier Kessi et interprétée par lui-même à la clarinette, Vivien Hochstätter aux percussions et Allan Broomfield au piano, vient souligner les moments de tension et de joie, mais aussi jouer les passages de transition. Accompagnée par Charlotte Filou dans le rôle de la narratrice, elle résume les scènes coupées, pour ne rien perdre du fil de l’histoire. En alternant narration parlée et chantée, avec cette musique à trois instruments, on pense immédiatement à Brecht – et on se rappelle alors qu’on avait découvert Charlotte Filou dans L’Opéra de Quat’sous, tout un symbole… Ainsi, la musique n’est pas ajoutée pour le simple plaisir, mais a une véritable utilité. Encore fallait-il qu’elle colle au propos. Pour ce faire, Olivier Kessi a imaginé un style cabaret, en accord avec le début de la pièce, mais aussi avec ces années 20 dans lesquelles l’univers est transposé. Et voilà que la boucle est bouclée ! Tout a été réfléchi et trouve un équilibre parfait qui fait sens.

Des performances de haut vol

On pourrait se questionner sur l’intérêt de jouer Cyrano en 2024, se dire que le texte a vieilli et est dépassé. Mais il n’en est rien ! Bien sûr, les vers semblent très éloignés de nos écritures contemporaines, mais ils sont d’une telle beauté, qu’on ne peut y résister. Surtout, le propos demeure très actuel. Et c’est là que le choix des années 20 justifie toute sa pertinence, en montrant que ce que raconte Rostand est tout aussi vrai pour la fin du XIXe siècle, que pour les années folles, et encore cent ans plus tard. Qu’il s’agisse des questions d’apparence et des complexes que cela entraîne – le nez de Cyrano est-il si impressionnant que cela, ou est-ce lui qui ne le supporte pas ? La question mérite d’être posée. Et que dire de la dimension de séduction : comment fait-on aujourd’hui ? Comme à l’époque avec les lettres, nous utilisons nos smartphones, dans l’attente d’une réponse… Car, comme Christian, il nous est, à toutes et tous, difficile de le faire de visu. Pudeur ? Timidité ? Lâcheté ? Manque de talent ? Chacun·e se fera sa propre idée, qu’iel s’interroge sur les personnages de Cyrano ou sur ses propres habitudes…

Enfin, pour que les mots résonnent, il fallait une équipe de comédien·ne·s à la hauteur. Et iels ne déçoivent pas ! À commencer par Bastien Blanchard, à qui le rôle de Cyrano sied à merveille. Lui qu’on a l’habitude de voir dans des rôles comiques, fait montre de toute la palette de son talent, en alternant l’assurance face à ses ennemis, la déstabilisation face à Roxane, ou encore la faiblesse de ses dernières heures… Charlotte Filou excelle quant à elle dans ce qu’elle sait faire de mieux : chanter, raconter des histoires, et interpréter quantité de petits personnages aussi espiègles qu’indispensables. Que dire encore de Mathieu Fernandez, dont le Christian est un parfait pendant à Cyrano, sûr de sa beauté, mais doutant de son talent. Quant à Wave Bonardi, elle nous fait d’abord hurler de rire dans le rôle du grossier Montfleury, avant de montrer toute la subtilité de son jeu. Elle devient une Roxane pleine de malice face à De Guiche, mais rapidement décontenancée par la naïveté que lui provoque l’amour. Enfin, on aime tant détester le De Guiche interprété par Sarkis Ohanessian, qui devient malgré lui le dindon de la farce, bien qu’il soit sensé être le plus puissant de tous… N’oublions pas enfin le jeu des trois musiciens, qui interviennent régulièrement pour finaliser tous les détails et ne rien laisser au hasard.

S’il faut résumer le Cyrano de la Frei Körper Kompanie, on dira donc que c’est un spectacle complet, réfléchi dans les moindres détails pour que tout fonctionne ensemble, où chacun et chacune a un rôle essentiel à jouer, sur la scène comme en coulisses. Bref, un spectacle total et magnifiquement équilibré, qui mérite l’ovation qui lui a été réservée le soir de la première. On en redemande.

Fabien Imhof

Infos pratiques : 

Cyrano, d’après Edmond Rostand, par la Frei Körper Kompanie, du 19 au 28 janvier 2024 à l’espace Vélodrome de Plan-les-Ouates.

Adaptation et mise en scène : Bastien Blanchard

Composition et direction musicale : Olivier Kessi

Avec Bastien Blanchard, Charlotte Filou, Mathieu Fernandez, Wave Bonardi et Sarkis Ohanessian, et les musiciensOlivier Kessi, Vivien Hochstätter et Allan Bloomfield

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Photos : © Sarkis Ohanessian