lapepinieregeneve.ch – Fabien Imhof
Amour amer, la mer, la mort
La Frei Körper Kompanie emmène le public dans la poésie des fjords norvégiens, avec La Dame de la Mer, du 27 octobre au 1er novembre à l’Espace Vélodrome de Plan-les-Ouates. Ou comment parler de liberté aujourd’hui, à travers des mots d’il y a 150 ans…
Au cœur d’un fjord norvégien, Ellida Wangel vit avec son mari et les deux filles de celui-ci (Bolette et Hilde), issues d’un précédent mariage. Celle qu’on surnomme « La Dame de la Mer » semble mélancolique, ne pouvant s’épanouir loin des côtes. Mais quand Lyngstrand, un étranger malade et ancien marin lui parle du naufrage de son navire et de l’histoire du capitaine, elle reprend espoir et vie. Ce capitaine serait-il l’homme qu’elle aimé autrefois et qui a promis de revenir la chercher ? Ressurgissant comme une ombre pour l’emmener, il bouleversera le destin des protagonistes… Choisira-t-elle de rester auprès de ce mari avec lequel elle s’ennuie, ou partira-t-elle avec ce souvenir ? La réponse pourrait bien vous surprendre…
Un spectacle empreint de poésie
Poétique. Voilà sans doute l’adjectif qui sied le mieux à cette mise en scène de La Dame de la Mer. Il y a d’abord ce texte, écrit en 1888 par Henrik Ibsen. Le public voyage vers la Norvège et ses paysages idylliques, qu’on s’imagine aisément. Le fjord est isolé : pas grand monde ne vient, à l’exception d’Arnholm, grand ami de Wangel et ancien professeur de Bolette, dont il est secrètement tombé amoureux et de laquelle il espère obtenir la main. Cette sorte de huis-clos contribue à l’expérience poétique. Mais c’est avant tout le propos du texte qui lui confère sa valeur poétique : un homme qui revient comme un souvenir, lui qu’on croyait mort et qu’on ne voit pas, cet amour infini qui n’a jamais cessé, le tout amené dans la magie nordique des écrits d’Ibsen. Du pur romantisme, sans niaiserie.
Encore fallait-il, à travers la mise en scène, rendre hommage à la poésie du texte. Et c’est ce que réussit brillamment à faire Bastien Blanchard. La scénographie est épurée : un plateau tournant qui figure l’intérieur ou l’extérieur de la maison, sans être surchargé, et une bâche transparente en fond de scène, agitée par des ventilateurs. Le mouvement est léger, mais constant, créant une atmosphère mystérieuse. Celle-ci devient presque mystique quand l’ancien amour ressurgit, symbolisée par la fumée qui reste à-même le sol et emplit toute la scène. La réalité se fait rêve, illusion, souvenir. On est emporté dans un autre monde. La voix résonne, grave, comme un écho, ravivant la mémoire d’Ellida. Les costumes nous emmènent eux aussi dans un autre temps : les trois femmes portent de somptueuses robes de soirée, alors que Wangel et Arnholm endossent des costumes trois pièces particulièrement élégants. Seul Lyngstrand est vêtu d’habits à moitié déchirés et trop grands pour lui, symbole de sa condition pauvre et de sa maladie. Mais il ne se démonte pas pour autant et fait preuve d’un optimisme sans égal.
Mais là où la mise en scène excelle particulièrement, c’est dans l’emploi de la musique, composée spécialement pour l’occasion par Olivier Kessi, qui l’interprète en live sur scène. Rappelant par moments des airs de Pierre et le Loup, elle contribue à créer une atmosphère de peur ou de joie, selon les moments et les besoins. Au-delà des mots, elle raconte aussi beaucoup, par les émotions qu’elle fait ressentir. N’est-ce pas là l’essence même de la poésie ? Au-delà ce cette ambiance, la musique ajoute aussi une présence. Présence sonore, évidemment, qui comble les silences des transitions et raconte ce qui ne peut l’être avec des mots ; présence physique aussi, puisqu’Olivier Kessi se retrouve sur la scène pour jouer, ou derrière la bâche, telle une ombre. Représenterait-il le marin qui revient, lui aussi comme un souvenir vague ?
Un spectacle sur la liberté
Si la forme est poétique, le fond n’en demeure pas moins politique. À l’heure où la liberté individuelle est de plus en plus mise en avant et, paradoxalement, menacée par la situation que nous vivons, La Dame de la Mer propose sur ce thème une jolie réflexion, pourtant issue d’un texte qui a presque 150 ans. Prenons d’abord l’exemple des deux filles de Wangel. Bolette aime aussi secrètement Arnholm. Lorsqu’il la demande en mariage, celle-ci refuse toutefois, dans un premier temps. La raison en est simple : elle ne peut pas abandonner son père, elle qui a pris la place de sa mère, une place qu’Ellida ne parvient pas à assumer. Jusqu’où doit aller la loyauté envers sa famille et l’éducation qu’on a reçue ? Où commence la liberté individuelle, celle de vivre comme on en a envie, en suivant ses choix et ses rêves ? C’est la question que pose ce personnage.
Mais c’est le personnage central de la pièce éponyme, Ellida, la Dame de la Mer, qui questionne le plus cette notion de liberté. Son amour perdu insiste sur le fait qu’elle doit le suivre volontairement. C’est son choix, à elle, et à personne d’autre. Wangel cherche d’abord à la retenir, de gré ou de force, avant de lâcher prise, comprenant qu’il ne la reconquerra pas ainsi. Paradoxalement, c’est au moment où il la laissera partir qu’il la fera retomber amoureuse. Une bien jolie leçon sur le libre-arbitre et ce que doit être l’amour : tout, sauf quelque chose de forcé.
Entre poésie et leçons de vie, La Dame de la Mer s’impose comme une bulle d’oxygène qui fait du bien. On n’oublie pas non plus de rire, car c’est aussi une pièce dont l’humour fait mouche ! Loin du climat anxiogène dans lequel on est plongé, ce spectacle amène un peu de poésie à notre monde. Et franchement, on en a besoin !
Fabien Imhof
Infos pratiques :
La Dame de la Mer, de Henrik Ibsen, du 27 octobre au 1er novembre 2020 à l’Espace Vélodrome de Plan-les-Ouates.
Mise en scène : Bastien Blanchard
Avec Bastien Blanchard, Wave Bonardi, Charlotte Chabbey, Antoine Courvoisier, Angelo Dell’Aquila et Sara Uslu
Photos : © Marc Heimedinger (banner), © Eugénie Rousak (inner)